UN HOMME A LA MER








Il n’y a pas trop de vent ce soir, mais il fait plus froid. Enfin, je crois. J’aimerais bien avoir cet appareil dont parle le livre, qui sert à savoir s’il fait froids ou pas ; J’aimerais bien savoir à quoi ressemble un appareil comme ça.
Mais bon, ce soir il doit faire froid, car j’ai froid.
Il faudrait rajouter du bois dans le feu, mais je ne sais pas si papa le sait, peut-être veut-il économiser le bois, mais peut-être que non, je ne sais pas.
Je regarde mon père, par-dessus le feu qui est à nos pieds, il a le regard absent, comme souvent.
Ma petite sœur, tremblante, qui se blottie doucement contre moi, me décide.
Le bois étant derrière moi, du côté droit, je n’ai pas à me lever. Je reste assis sur ma pierre, j’étends mon bras, prends deux morceaux et les pose dans le feu.
Par réflexe, ma sœur et moi tendons à présent nos mains au-dessus de ce bois neuf que les flammes n’ont pourtant pas encore entamé.
La nuit est tombée, il y a du feu, il y a un peu de vent dehors.
Je devine un regard posé sur moi, je lève la tête et avant même d’avoir compris mon erreur, je reçois une gifle. Je sens ma sœur se recroqueviller contre moi. Je baisse rapidement les yeux sans rien dire. Mon père n’a pas bougé.
Je sais que ma mère me fixe de son attention lourde. Ne rien faire, ne rien dire.
Le temps passe, flammèches après flammèches, je ferme les yeux.

Je sursautais.
J’avais paraît-il, acquis l’art de savoir quand on pensait à moi. J’aurais préféré que l’on m’oublie. J’enfonce instinctivement ma tête dans les épaules afin d’éviter les baffes.
Rien ne vient.
En fait, c’est mon père qui me regarde, d’un regard que je ne lui connais pas. Grave. Etrange. Avec une surprenante chaleur, une énergie qui m’angoisse, me fait peur. Maman ne me fait pas peur, mais papa…
- Il faut que je te parle mon fils !
Ma mère se leva comme avec dégoût, se mit à bricoler quelque chose dans le noir. Mon père attendit d’être sur que je sois bien éveillé, et continua :
- Il faut que je te parle très sérieusement !
- Je t’ai déjà raconté vaguement ce que sont les hommes. Tu ne les connais pas et, bien sûr, ne peux pas les connaître. Il faut maintenant que tu saches ce qui nous a conduis ici, et quel va être ton destin…
Il me regardait durement de ses yeux noirs. Sa barbe était noire et longue, sa moustache, ses cheveux étaient longs et noirs. Il avait la peau très blanche. Nous pouvions la voir facilement sa peau. Nous étions tous chaudement vêtus, de la tête aux pieds, tandis que mon père ne faisait pas attention au froid. Ce n’est pas qu’il combattait le froid, le narguait ou je ne sais quoi, non, il l’ignorait. Il portait une vieille chemise trouée, déchirée.
J’entendis ma mère crachée dans le noir.
- Regarde moi mon fils !
Il n’avait jamais compris que si je le regardais, je ne pouvais pas l’écouter. Il fallait choisir.
Il avait comme trop d’emprise sur moi.
Heureusement il détourna la tête, cherchant l’inspiration, il reprit :
- Tu es en âge de comprendre certaines choses :
- Nous habitions, ta mère et moi, et toi aussi on peut le dire, puisque tu étais dans le ventre de ta mère, même si nous ne le savions pas, nous habitions donc dans un village de la vallée, en bas, par là, il agita son bras dans une vague direction ; Un village appelé Saint-Mongroin. Je te passe les détails sur ce qu’est la vie dans un village ou une ville, tu le sais, nous te l’avons déjà décrite, ta mère surtout.
J’aurais bien aimé moi qu’il nous en parle du village. Ma sœur et moi, nous écoutions toujours quand ils parlaient de la vie « d’en bas ».
- Tu sais comment vivent les hommes mais je ne t’ai jamais dit ce qu’est un homme, dit mon père en gesticulant, il étais incapable de rester en place quand il parlé, mais il se força et se rasseoit. Je vais essayer de t’expliquer, tu vois les animaux de notre petite forêt ? Les lapins ? Les oiseaux ?
Je fis oui de la tête.
- Es-tu un lapin, ou un oiseau ?
Cette fois je fis non, j’avais essayé de voler en battant mes bras mais maman dit qu’il n’y a que les oiseaux qui volent.
- Tu sais ce qu’est une plante, un arbre ! Es-tu un hêtre ? Un sapin ?
Je remuais rapidement la tête en signe de négation.
- Es-tu un rocher ? un caillou ? la pierre sur laquelle tu es assis ?
- Non, dis je.
- Tu es un homme !
- Et un homme mange les animaux, coupe l’arbre pour se réchauffer et s’asseoit sur les cailloux ! Il y a l’homme, et il y a le reste ! N’oublie jamais ça !
Il se leva à nouveau, marmonnant des mots inintelligibles dans sa barbe, il me regarda et reprit.
- Il ne suffit pas d’être un homme, physiquement un homme, pour que l’on puisse dire : « Voilà, je suis un homme ». Non, il faut aussi le prouver. Il faut que les autres personnes puissent dire en te voyant : « tiens ! Ah ça ! C’est un homme ! ». Il faut que toi, surtout toi, tu te sentes et saches que tu es un homme.
Il fit une pause en me regardant à nouveau fixement, de son regard noir et huileux, il dit :
- C’est pour cela que je dois te dire ce qu’est un homme.
Tout à l’écoute de mon père, je n’avais pas fait attention à ma mère, elle se rappela à moi en me donnant une grande baffe sur la tête, par derrière ; Puis elle alla tranquillement se rasseoir de l’autre côté du feu, en face de ma sœur. Mon père n’avait pas bougé, il attendait que qu’elle se soit rassise. Il reprit.
- Qu’est ce qui fait que l’homme n’est pas un animal, mon fils ?
- Euhh…, je me grattais la tête, l’homme mange l’animal mais l’animal ne mange pas l’homme ? J’étais assez fier de ma réponse.
Mon père, surpris, tiqua.
- C’est une bonne réponse. Mais ce n’est pas tout à fait ça, ce n’est pas tout à fait vrai. Un loup peut manger un homme, si celui-ci a manqué de prudence. Non ! En fait… l’homme doit surpasser l’animal. Pour cela, il doit se surpasser lui-même, toujours. Aller au-delà, encore plus loin, grandir, grandir en permanence, se surpasser, être fort, le plus fort.
Mon père s’excitait, battant l’air de ses longs bras.
- Comment crois tu que l’homme ait pu dépasser son stade animal si ce n’est en affrontant, combattant, battant en permanence ce qui l’entoure et surtout lui-même ? Il doit réussir, il doit gagner, il doit vaincre !
- L’homme est né pour vaincre !
- Ha ! Dit ma mère.
Mon père ne fit pas attention à l’intervention.
- Mon fils, pour être un homme, tu dois te surpasser !
Je ne voyais vraiment pas comment.
- Voici notre histoire : Dans le village de Saint-Mongroin, habitent des hommes. Ce sont physiquement des hommes. Mais, comme je viens de te l’apprendre, cela ne suffit pas pour l’être entièrement. Ils auraient pu être des brebis…
Il me regarda, hésita, continua :
- Je ne vais pas m’étendre sur ce qu’est une brebis, saches juste qu’une brebis à besoin d’un chef. Mais d’un chef naturel, si c’est toi qui choisi ton chef, tu n’es pas vraiment une brebis, tu es juste un imbécile comme le disait un de mes professeurs.
Mon père souriait à ce souvenir.
- Mais je n’étais pas d’accord avec lui.
- Bref, c’est des hommes, car j’imagine qu’ils y habitent toujours, donc ce sont de hommes, mais comme mous, mollassons de la volonté, qui n’ont d’autre ambition que de vivre, de supporter le poids de la vie pendant toutes leurs existences. J’imagine qu’il faut des hommes comme ça aussi…
- Ils regardent les montagnes alentours, les montagnes qui entourent Saint-Mongroin, comme des choses qui sont, qui resteront, dont il faut accepter la fatalité de leurs émanations diverses…
- Quand je parle de leurs émanations je parle de leurs avalanches, même si elle sont rares ; Je parle de leurs hauteurs qui va jusqu’à bloquer les nuages nous laissant sous la pluie pendant des jours ; Je ne te parle pas du brouillard ; Je te parle de leurs stupides prétentions à être présentes en permanence, au dessus ! De quel droit, et par quel décret, qu’il soit divin ou pas, des blocs de cailloux s’imposeraient à l’homme ? Les animaux oui, acceptent ces fatalités. Si l’homme les accepte, c’est qu’il est redescendu au niveau de l’animal.
Mon père se força au calme, ma sœur s’agrippait un peu plus fortement à mon bras, et ma mère… je n’osais pas la regarder. Mon père reprit :
- Ta mère et moi, nous avons décidé de vaincre ces montagnes ! Nous nous sommes entraînés, longtemps. Nous avons étudié avec soin notre itinéraire, quelle montagne nous dominerions ? En faisant des recoupements topographiques, nous nous sommes aperçus qu’il devait y avoir un petit plateau là-haut, alors pourquoi pas ? Mais ce n’était pas l’important. L’important était de grimper, redescendre, et dire à tous, montrer à tous « Vous voyez ces montagnes, cette montagne, qui vous nargue et vous méprise chaque jour ? Et bien cette montagne, nous l’avons escaladée, nous avons été tout au dessus, nous avons marché dessus, nous l’avons vaincu ! ». Et c’est ce que nous avons fait.
Mon père se tut. Nous entendions le vent dehors, et le faible crépitement du feu. Il regardait fixement un point quelconque au dessus de mon épaule. Ma mère crachait une nouvelle fois. Il reprit, je sursautai :
- Nous l’avons vaincue ! Et nous sommes arrivés sur ce petit plateau, pas si petit que ça d’ailleurs, il faut bien l’avouer, heureusement pour nous ! Nous avons vaincu mais nous n’avons pas eu de chance. Une terrible tempête se déclencha. Nous avions prévu cette éventualité, ta mère et moi, aussi, bien habillés et outillés, nous ne nous sommes pas inquiété. Hélas, est-ce la pluie ou la foudre ? Un énorme bloc de rocher de détacha de la paroi, de la paroi par laquelle nous étions montés.
A nouveau mon père s’arrêta de parler. Ma mère me regardait méchamment, je le sentais. Il reprit au bout d’un certain temps, la tête basse, la voix presque inaudible :
- Ils nous étaient impossible de redescendre. Nous sommes ici depuis environ 10 ans mon fils. A vivre difficilement, il faut bien le dire. A survivre dans cette cabane de bois, avec les lapins et ces mouflons que nous avons miraculeusement capturés. Nous soufrons peut-être un petit peu de solitude, c’est vrai.
Tout à coup des larmes vinrent aux yeux de mon père, je ne l’avais jamais vu ainsi. Il contourna le feu, s’approcha de moi, s’accroupit, posa ses mains sur mes épaules et d’une voix enrouée me dit :
- Toi aussi tu seras grand !
- Tu seras un homme mon fils !
- Tu redescendras !






Alexandre Deshays

Retour acceuil Ecrits