UNE ROGNURE DE TROP








J’avais rendez-vous avec Martine, à 14 heures.
Je me suis bichonné.
Luisant comme un sou neuf, disait-on dans l’ancien temps. Encore fallait-il avoir un sou, et neuf.
Mais les sous ne m’intéressent guerre, qu’ils soient neuf ou pas. Ma cervelle friponne était par contre fortement attirée par les dessous, aujourd’hui, par les dessous de Martine.
Après m’être lavé et récuré, rasé, pomponné ; Après avoir ausculté les poils de mon nez, sans poil dans la main, je me trouvai au poil.
Peut-être étais je partial, mais il me semblait que la glace renvoyait l’image d’un homme vigoureux, sain et à l’œil vif et intelligent. Mon esprit retors me disait qu’il était curieux qu’un homme change en une heure, mais pour une fois, basta, j’emmerdais, pardonnez moi cette expression, mon esprit.
Je me grattais le nez.
Gratte, gratte… et je m’aperçus que j’avais les ongles parfaits pour me gratter le nez. C'est-à-dire des ongles absolument pas présentables, beaucoup trop longs. A moins que Martine me demande de lui gratter le nez, mais je sentais cette option quelque peu aléatoire.
J’ai, par chance, par achat et par précaution (ai-je la chance d’être précautionneux ?), une petite paire de ciseaux convenant parfaitement à la découpe des ongles.
Aussi, je m’asseois et, délicatement, travaille à la beauté de ma main.
Et c’est là, à cet instant, après avoir découpé les ongles de ma main gauche, avec les ciseaux tenus par la main droite, que j’eu une des peurs les plus formidables de ma vie.
Une peur terrible.
Quoique au début je n’éprouvais qu’une vague inquiétude.
Cette peur vînt petit à petit.
Je regardais ma main gauche, les ongles coupés, les rognures sur la table, j’étais satisfait de mon travail. Mais quelque chose, je ne savait quoi, m’indisposait. C’était très léger, mais présent.
Puis je compris !
Il y avait six rognures d’ongles sur la table.
Six ? Pourquoi six ?
Je regardais, souriant encore, ma main ; Aucun nouveau doigt n’avait poussé dans la nuit.
Inutile de s’alarmer, il existe une réponse rationnelle à tout. Il devait y avoir une rognure d’ongle sur la table avant que j’entreprenne mes doigts.
Certes !
Et c’est logique.
Ce qui expliquerai les six rognures.
Mais si l’on veut être logique, il faut l’être jusqu’au bout, et se demander d’où vient cette rognure, alors que je ne me suis pas coupé les ongles depuis moins d’un mois. Alors que personne ne s’est installé chez moi, à cette table de travail, et, de toutes façons, personne n’aurait eu l’idée de venir se couper les ongles chez moi ; Enfin, je l’espère.
J’ai fait le ménage plusieurs fois ces temps ci. Deux fois au moins la semaine dernière, j’en suis sur.
Je fronçais les sourcils d’incrédulité.
Peut-être était ce mon chat ?
Qui n’a rien trouvé de mieux que de se faire les griffes sur mon bureau ? Je secouai vivement la tête, il fallait que je reprenne mes esprits et mon souffle. Je m’efforçais de respirer calmement.
J’auscultais à nouveau ces rognures et, j’en devins certain, elles m’appartenaient. Plus exactement, elles provenaient de ma main (car un ongle m’appartient-il ? Est-ce que ma tête m’appartient ? Et une rognure d’ongle ?).
Fébrile, je tentai une explication : j’avais mal coupé un ongle la première fois, donc je m’y étais repris une deuxième fois, créant deux rognures pour un ongle.
Hélas, mille fois hélas, toutes les rognures avaient peu ou prou la même longueur. Cette explication ne tenait pas.
Une main, six rognures !
Je devenais fou.
Petit à petit s’insinuer en moi cette possibilité.
La folie !
Je me regardais dans la glace, j’avais perdu de ma superbe.
Mon cœur battait fort.
Y avait-il une explication ? Une AUTRE explication ?
M’étais je coupé un ongle ailleurs ?
Fébrilement je regardais mon autre main : rien de changé, aucun ongle n’avait été coupé.
Un ongle de doigt de pieds ?
Tremblant, en espérant de tout mon cœur trouver un doigt de pied à l’ongle coupé : toujours rien de changé.
Je pleurais presque.
Je devenais fou sans le vouloir.
Que se passera-t-il la prochaine fois ?
Quand je voudrai me laver les mains, trois mains se frotteront-elles au dessus du lavabo ? Sans que je sache d’où vient la troisième ?
La folie…
Qu’allait-il m’arriver ?
Je fis un effort surhumain pour rester calme. Pour tenter une dernière fois une explication cohérente.
Et si, me dis je, tentons tout, je me coupais tous les ongles de mains et de pieds, pour une ultime vérification. Car je devrais trouver alors, en réfléchissant bien, les rognures déjà coupées, plus les ongles de pieds du pied gauche, plus…
Je levais doucement la tête.
L’air, vous l’avouerais je, con !
Mais poussant tout à coup un immense soupir de soulagement.
Claquant encore des dents d’un apaisement trop brutal.
Je souris, je ris de ne pas me savoir fou.
Tout simplement, j’avais oublié que je ne savais absolument pas compter !
Que je me dise qu’il y a cinq, quatre ou huit rognures, quelle importance ? Je ne savais pas compter !
Je remis mes chaussettes, mes chaussures. Enfilais ma veste et couru au rendez vous de Martine. Une main gauche aux ongles coupés, une main droite aux ongles longs.
J’étais en retard, j’espérais que Martine m’attendrait.
Et qui sait, peut-être me demandera-t-elle de lui gratter le nez de la main droite, et de la caresser tendrement de la main gauche.






Alexandre Deshays

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